jeudi 23 juin 2022

Le cas Mélenchon.

 

Le cas Mélenchon.

 

Nouvelle déception pour Jean-Luc Mélenchon : il ne sera pas Premier ministre. Certes, cela n'obère en rien ses qualités réelles qui en font un politicien d'une rare habileté. Il vient de le montrer en réussissant à constituer cette alliance électorale qui lui a subordonné un moment les vieux partis de gauche, assommés par leurs résultats à la présidentielle. Il sait mieux que quiconque occuper l'espace médiatique et en tirer profit. C'est un redoutable professionnel. Pourquoi, alors, véritable Poulidor de la politique, échoue-t-il toujours in-extremis?

Peut-être parce qu'il n'a pas de véritables convictions et que son brio masque un certain opportunisme. Depuis des décennies, il n'a eu qu'un objectif : parvenir au pouvoir. Pour atteindre ce résultat, il a multiplié les tactiques. Jeune, il s'est mis dans l'ombre de François Mitterrand avec l'espoir d'être distingué et investi d'un rôle de continuateur. Cet espoir étant déçu, il a tenté tout aussi vainement de s'assurer une position éminente au Parti socialiste en soutenant la manœuvre de Laurent Fabius lors du référendum sur le projet européen de 2005. Déçu et s'inspirant alors des dissidents du SPD allemand, il a créé son propre mouvement en constituant le "parti de gauche" inscrit dans une radicalité sans concession. Les  résultats n'ont pas été probants et se sont soldés par des échecs électoraux consécutifs. C'est alors que sur la base d'un nouveau mouvement au nom révélateur, la "France insoumise", il a réussi l'opération de 2022 qui est apparu son premier vrai succès.

Mais cette union se révèle fragile tant les participants sont divisés sur des questions essentielles. Moins d'une semaine après la "victoire", des fissures apparaissent déjà. Le programme établi pour les élections législatives manque d'autre part de crédibilité même s'il est appuyé par un groupe d'économistes idéologiquement engagés. D'autres experts en soulignent les contradictions et les anachronismes. Appliquer tels quels des principes développés par Keynes il y a un siècle semble oublier que l'état du monde et des sociétés n'est plus le même. Vouloir simultanément mener une politique écologique appelant à la sobriété et fonder ses prévisions économiques sur une reprise massive de la consommation est illogique. Mettre en péril l'unité européenne au moment où il paraît le plus nécessaire de la renforcer est pour le moins inopportun. Et ne peut-on pas pressentir l'imposture quand on réclame la retraite à 60 ans dans un pays où l'espérance de vie a crû de 15 ans en un demi-siècle sans admettre l'inévitable alternative entre une baisse des pensions ou un alourdissement des charges sur les actifs (sinon les deux)? Mais que ne dirait-on pas pour séduire l'électeur crédule?

En fait, le projet de Jean-Luc Mélenchon demeure le même : accéder au pouvoir et le collapsus des partis de gauche lui en offre l'occasion. Une singularité, néanmoins, interroge : pourquoi lui-même ne s'est-il pas présenté à l'élection législative de 2022 alors qu'il était assuré de se trouver réélu? Orateur d'exception, son arme est la tribune et chef de son mouvement, il se serait fait entendre puissamment à l'Assemblée; Ce repli nous éclaire peut-être sur sa nouvelle tactique.

Depuis plus de trente ans, Jean-Luc Mélenchon a appliqué ce qu'on pourrait qualifier de "tactique Mitterrand" : s'assurer la direction d'un parti et faire patiemment le pari des urnes. Cette méthode a échoué et il s'est constamment trouvé écarté du score final. Il semble alors se ranger à ce qu'on désignerait du nom de "tactique De Gaulle". Il se retire sur l'Aventin, ce qui ne signifie pas qu'il garde le silence, demeurant le mentor de ses affidés et le commentateur critique du pouvoir en place, dont il a prophétisé qu'il conduirait "au chaos". Ce dernier, il participe à l'organiser en encourageant les mouvements protestataires, type "gilets jaunes" et en justifiant l'agitation de rue. Il espère créer ainsi une situation de crise où le désarroi de la classe politique la fait se tourner vers la seule personnalité susceptible de ramener le calme, comme se fut le cas en 1958 avec Charles de Gaulle. Mélenchon est alors appelé à devenir enfin Premier ministre (en attendant mieux). Son but est atteint.

Fort bien, mais Jean-Luc Mélenchon devrait méditer la remarque formulée autrefois par Karl Marx : l'histoire se répète mais si la première fois est une tragédie, la seconde fois est une farce.

mercredi 16 mars 2022

 

Ecarter Poutine.

 

L'impensable! Un état membre permanent du Conseil de sécurité attaque et envahit un état voisin, lui-même affilié aux Nations-unies, sur la base de prétextes fantaisistes qui dissimulent mal le rêve d'une restauration impériale! Enfermé dans une logique aberrante qu'il entend, comme il l'affirme, poursuivre jusqu'au bout, le président Vladimir Poutine s'interdit lui-même toute concession, qui apparaîtrait comme une défaite. Il rend impossible toute solution de compromis alors qu'il paraît évident que son plan initial a échoué.

Alors, comment sortir de la crise actuelle et de la guerre en Ukraine? Au point où nous en sommes, l'hypothèse la plus opportune, il faut en convenir, serait la mise à l'écart, à Moscou, de Vladimir Poutine et un changement de gouvernement. Est-ce aussi illusoire que d'aucuns veulent le dire? Ce n'est pas sûr et les Européens, en particulier, peuvent y contribuer pour éviter le pire.

 

Constatons pour commencer que l'actuel bilan de Poutine est intégralement négatif. Il voulait satelliser l'Ukraine en la réintégrant dans la sphère politique russe et il a surtout réussir à l'unir contre lui. Il prétendait affaiblir l'OTAN et il l'a pratiquement ressuscité. Il pensait diviser l'Union européenne et non seulement il l'a ressoudée comme jamais, mais il lui a fait prendre conscience de la nécessité d'organiser sa défense commune. Il rêvait de réaffirmer la grandeur d'une Russie impériale et il l'a gravement discréditée aux yeux de quasiment le monde entier. Il n'est pas, au-delà des apparences, jusqu'à l'entente avec la Chine qu'il ait compromise en créant les conditions d'une crise mondiale qui porte indirectement atteinte aux projets économiques du gouvernement chinois et gêne ses entreprises diplomatiques. Il en faudrait moins pour s'interroger sur le bien fondé de sa politique et peut-être envisager, quand il en est encore temps, une réorientation radicale!

Car l'avenir se présente sous des conjonctures des plus sombres. L'armée russe s'enlise en Ukraine et ses difficultés révèlent des faiblesses inattendues. Les sanctions économiques et financières frappant la Russie vont gravement impacter la vie quotidienne et – nécessairement – engendrer du mécontentement. Poutine croit y répondre en interdisant toute information non officielle et en menaçant toute contestation de sévères sanctions, ressuscitant ainsi les pires méthodes de cette ère soviétique qu'il regrette, mais ce qu'il oublie, c'est que la société russe n'est plus ce qu'elle était du temps de Staline. Sur la base d'une génération qui n'a pas connu le communisme, il s'est développé une classe moyenne urbaine qui s'est ouverte sur le monde et dont les façons de vivre et de penser se sont rapprochées d'un certain style occidental : sa soumission est loin d'être assurée et de nombreux signes en témoignent.

Faisons le point. Dans l'impasse où il se trouve, Poutine est pratiquement condamné à une fuite en avant, ce qui signifie durcir tant les conditions de la guerre en Ukraine qu'aggraver en Russie la répression de toute opposition. Sa méthode est donc l'intimidation, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Faire peur est son arme absolue. Et c'est là qu'une riposte est possible qui peut précipiter sa chute.

Dans la conduite de la guerre et pour écarter tout risque d'intervention extérieure, Poutine n'a pas hésité à agiter la menace nucléaire. C'est évidemment effrayant et une récente enquête montre en France qu'il inquiète 65% des sondés mais réfléchissons un instant. Il reste en Russie suffisamment de gens raisonnables, y compris dans l'entourage de Poutine, pour mesurer la dimension suicidaire d'une pareille initiative Une attaque nucléaire contre un pays de l'OTAN appellerait aussitôt une riposte immédiate qui serait fatale à la Russie. Nous sommes là précisément face à la situation –type qui justifierait sa mise à l'écart avant qu'il enclenche l'irréparable.

Face à un autocrate enfermé dans une logique inconséquente et que son échec précipite dans la surenchère, il convient à la fois de demeurer calme et de conserver son sang-froid. Ne pas se laisser intimider et laisser le temps démontrer l'ampleur de son échec, ce qui conduira même ceux qui l'ont soutenu, par crainte ou par intérêt, à se désolidariser de lui. Les oligarques confrontés à défendre une cause perdue ou à sauver leur fortune en quittant un navire en perdition n'hésiteront pas longtemps. Les chefs militaires, conscients de leurs carences et des risques insensés que représenterait un élargissement du conflit, sauront se dérober. Surtout, face aux conséquences de la guerre et à la vacuité de sa motivation, la contestation grandira. Ne pas céder, ne pas répondre à d'éventuelles provocations, ne perdre aucune occasion de souligner l'isolement de l'agresseur semblent la meilleure tactique à adopter face aux menaces verbales et aux gesticulations.

L'OTAN retrouve là sa vocation première. Il ne faut pas oublier qu'elle est une alliance défensive, née à la fin des années 1940 pour contrer l'expansion d'une idéologie qui servait de prétexte au réveil de l'impérialisme russe. Aux lendemains de la dissolution de l'URSS et de la disparition de ce risque, elle ne subsistait que comme embryon de cette défense commune européenne  que les états de l'UE ne réussissaient pas à concrétiser et dont les Etats-Unis se désintéressaient de plus en plus : une chose est sûre, elle ne menaçait personne! Les fantasmes de Poutine l'ont sortie de ce coma et elle retrouve aux frontières orientales de l'UE ce rôle défensif qui donne à réfléchir.

Si nous voulons précipiter la chute du potentat moscovite, il faut donc se montrer ferme sans céder aux provocations et, surtout, se libérer d'une peur désarmante et injustifiée. Les menaces et l'intimidation ne sont là que pour masquer l'étendue des faiblesses et l'ampleur de l'échec d'une entreprise déraisonnable et anachronique.

lundi 24 janvier 2022

A propos de l'abstention électrale.

 

 

A propos de l'abstention électorale.

 

Les dernières consultations électorales ont montré un accroissement important de l'abstention et d'aucuns la redoutent à l'occasion de la future présidentielle. Mais que signifie exactement cette attitude qui, étymologiquement, se rattache à un verbe latin qu'on peut traduire par : "se tenir éloigné"?

Qu'on le veuille ou non, elle témoigne d'un désintérêt. Contrairement à ce que certains y voient, elle n'est pas un geste d'opposition comme l'est, par exemple, le dépôt d'un bulletin blanc ou nul, elle est en fait une désertion, un refus de participer qui met en question le principe même de la démocratie représentative. Elle répond parfaitement au titre de l'essai du politologue Brice Teinturier paru en 2017 : "Plus rien à faire. Plus rien à foutre"… Elle s'inscrit en ce sens dans un discrédit des institutions qui prend aussi la forme d'une défiance envers les élus qui peut aller jusqu'à l'agression physique et qui rejette le principe même sur lequel se sont fondées les démocraties libérales.

 

Un argument souvent invoqué par les abstentionnistes est que leur refus de participer entachera la légitimité de la consultation, mais où est l'irrégularité qui contesterait le bien-fondé du résultat? Aucun candidat n'a été écarté du scrutin, nulle pression n'a empêché les électeurs de voter, les abstentionnistes, simplement ne se sont pas déplacés. En fait, qu'ils  le veuillent ou non, leur démarche est le désaveu du processus électoral lui-même ce qui pose un problème de fond : pourquoi organiser un vote? C'est le principe même d'une représentation que l'abstentionniste met en cause ce qui, si l'on pousse l'argumentation jusqu'au bout, revient à récuser le fondement même de l'élection.

Une autre raison est alors avancée : aucun candidat ne correspondait à mon choix éventuel, ce vote ne sert à rien. Même si l'argument paraît faible au vu du nombre des postulants généralement en ligne, il reflète une vision proche du sectarisme. Un vote n'est pas une démarche quasi religieuse affirmant sa foi ou ses convictions, c'est un geste déterminant la manière dont la société sera dirigée et administrée. Qu'il ait manifesté ou non sa préférence, le citoyen sera gouverné et il a nécessairement intérêt à opérer un choix qui, à ses yeux, sera le moins préjudiciable à ce qu'il souhaite. Une élection relève de la stratégie et de la même manière qu'il s'établit parfois de singuliers rapprochements en diplomatie, il peut être opportun d'accepter un compromis pour éviter le pire. C'est à coup sûr plus efficace que de se retirer.

 

En fait, l'abstention révèle au fond un recul de l'esprit civique en relation avec la poussée individualiste.. En démocratie, le citoyen est appelé à donner un avis. Si vraiment, il est en total désaccord, il vote blanc mais au moins, il vote sinon, il ne se comporte pas en citoyen, mais en sujet passif puisque de toute manière, il sera gouverné. Oui, diront les irréductibles, mais il reste l'action, le geste protestataire. Quel sera-t-il?  Processionner dans la rue en criant des slogans et en brisant quelques vitrines? Se regrouper sur des ronds-points en brandissant des pancartes? On a vu ces dernières années à quoi aboutissaient ces bruyantes manifestations : quels résultats concrets en sont sortis? La prise du pouvoir par la rue est un mythe : en France, le dernier exemple est vieux  de 174 ans (la révolution de février 1848).

Participer au vote est "une responsabilité morale". C'est ce que vient d'affirmer le rapport de la Conférence des évêques de France, un organisme qui n'a guère l'habitude de traiter ces questions. "S'abstenir, déclare le texte, est un manquement à la responsabilité qui incombe à chacun à l'égard de tous ; assumer cette responsabilité est un devoir".*

On ne saurait mieux dire et l'on pourrait aussi s'interroger, à partir de ces propos sur les refus de vaccination, une autre forme de l'abstention.

 

Cité dans "Le Monde" du 20 janvier 2022.

mercredi 20 octobre 2021

Retour aux fondamentaux.

 

Retour aux fondamentaux.

 

La période électorale qui s'annonce va s'avérer révélatrice des profondes mutations qui affectent depuis plusieurs décennies, tant la société que le fonctionnement de la vie politique. Depuis 2017, commentateurs et politologues dissertent déjà sur la décrédibilisation des partis traditionnels, l'éclipse de la séculaire opposition droite-gauche, la disparition des structurations sociales au profit d'un individualisme généralisé, la montée des populismes, tous événements réels, mais sujets parfois d'interprétations hâtives qu'il serait peut-être nécessaire de nuancer.

Il ne fait certes aucun doute que les partis politiques tels qu'ils se sont constitués aux XIX° et XX° siècles s'étiolent. C'est particulièrement net dans l'espace de gauche. Que reste-t-il du parti communiste qui mobilisait un cinquième de l'électorat il y a moins d'un demi-siècle? N'est-il pas rejoint dans l'effacement progressif par le parti socialiste, ex-parti de gouvernement dont la candidate à l'élection de 2022 apparaît créditée de moins de 10% des suffrages? Mais la situation n'est guère plus brillante à droite, où "Les Républicains", héritiers du RPR et de la puissante UMP chiraquienne, éclatent en factions rivales et en candidatures multiples. Partis de gauche et partis de droite sombrent dans la plus grande confusion. Est-ce à dire que les notions de gauche et de droite ont perdu toute signification ou est-ce l'indice  d'un réexamen profond, quelque chose comme un retour aux sources?

 

L'histoire nous offre peut-être un début de compréhension. Quand, il y a deux siècles, les débuts d'un fonctionnement parlementaire appelèrent naturellement à la formation de groupes d'opinion, les termes alors utilisés sont particulièrement expressifs. Dans la Chambre des députés des débuts de la Monarchie de Juillet, après 1830, ce que nous qualifierions aujourd'hui de gauche prend le nom de "Mouvement" alors que la droite se désigne comme la "Résistance" Tout est déjà dit : la gauche s'identifie à l'action dans la perspective d'un progrès à conquérir quand la droite, conservatrice et méfiante, vise au maintien du statu-quo et joue un rôle de frein. C'est peut-être à ce retour aux sources que nous assistons dans la mesure où l'élection de 2022 risque fort d'opposer un volontarisme engagé dans le mouvement à un raidissement réactionnaire ancré dans le repli et le conservatisme : singulier renvoi à des conditions évoquant la préhistoire de la démocratie.

Pourquoi en est-on là? Les causes sont multiples, mais l'essentielle est sans doute ce qu'on peut nommer la désidéologisation. Dans la seconde moitié du XIX° siècle, les partis politiques se sont construits sur des bases théoriques justifiant leurs programmes et leur action. C'est surtout vrai à gauche où, précisément, la volonté de mouvement s'est orientée dans le sens du progrès social et s'est appuyée sur des élaborations idéologiques dont la plus importante fut sans contexte l'analyse de Marx. Or, le propre de toute idéologie est de constituer un cadre rigide d'interprétation peu ouvert aux approches différentes, jusqu'à plier parfois le réel dans le sens de sa grille de lecture. Le marxisme, par exemple, a posé la lutte des classes comme un moteur essentiel de l'histoire. Il est certain que ce modèle convient parfaitement à la société de la première révolution industrielle que Marx a sous les yeux mais qu'en est-il un siècle et demi plus tard? Une classe sociale n'existe qu'à travers un sentiment d'appartenance justement nommé conscience de classe : qu'en reste-il en ce premier quart du XXI° siècle? Alors que les industries ont déserté la France, que l'individualisme libertaire a fait éclater les vieilles solidarités, que le rejet de toute autorité récuse toute forme d'encadrement, où est cette classe ouvrière qui devait faire la révolution? Le déclin des partis de gauche est largement issu de cette conjoncture nouvelle et les populistes ont beau jeu de reprendre le thème de la lutte des classes en opposant le "peuple" aux "élites", ce qui ressemble plus à un antagonisme culturel qu'à un authentique combat social.

A droite, la pression idéologique était moins forte mais il y a toujours eu un courant libéral et un courant autoritaire. La radicalisation du libéralisme propre à la fin du XX° siècle et les dégâts qu'elle a causés (désindustrialisation, explosion des inégalités), l'apparition de faits nouveaux perçus comme des menaces (en particulier l'immigration) ont affaibli le modèle libéral et favorisé un discours appelant à plus d'autorité. Chose nouvelle, cette option a attiré un électorat populaire miné par un sentiment d'insécurité et déçu par une gauche aux promesses toujours reportées. La droite libérale se voir débordée par des courants et des leaders franchement réactionnaires et elle est tentée de rejoindre ceux qui promettent le mouvement.

 

C'est là une situation sans précédent dans l'histoire récente de la France. Elle témoigne de l'ampleur des bouleversements sociaux et culturels qu'impliquent la révolution du numérique et l'inquiétude face à l'avenir, accrue par la menace que représente l'inéluctable changement climatique. Comme il y a deux siècles, on se retrouve devant l'alternative entre l'immobilisme et le mouvement. Mais ce dernier, pour être efficace, ne peut plus être la mise en œuvre d'une grille idéologique, il ne peut être que pragmatisme, que pilotage à vue. On vient de le voir dans le traitement des conséquences de la crise sanitaire : qui se risquera, en 2022, à présenter (comme il y a cinq ans) le candidat Macron comme un néo-libéral au vu des mesures prises durant le quinquennat?

mercredi 22 septembre 2021

Après Kaboul.

 

Après Kaboul.

 

 

Il y a vingt-cinq ans, en 1996, Samuel Huntington, professeur à Harvard, publiait un livre qui eut aussitôt un grand retentissement et fut traduit l'année suivante en français sous le titre "Le choc des civilisations". L'universitaire américain décrivait un monde établi sur la base de grandes civilisations, construites indépendamment les unes des autres sur des bases historiques, culturelles, religieuses différentes, et se trouvant en situation conflictuelle à l'heure de la mondialisation. L'ouvrage fut d'autant plus controversé qu'il servit en partie d'argumentaire aux néoconservateurs américains qui poussèrent aux interventions militaires au Moyen-Orient, après le 11 Septembre, présenté lui-même comme l'exemple accompli de violents antagonismes culturels.

Même si le livre a vieilli et que nombre des critiques adressées à Huntington se sont avérées valables, il faut lui reconnaître le mérite d'avoir suscité une réflexion sur la nature des grands systèmes culturels qui permet une meilleure compréhension de la situation actuelle. A la fin du dernier millénaire, alors que le contexte technique et économique jouait dans le sens d'une unification de l'humanité, il apparaissait clairement combien, sur les bases d'une histoire culturelle propre, la vision du monde et de son avenir différait entre les quatre grandes civilisations majeures structurant les espaces chinois, indien, le monde musulman et ce qu'on nomme "l'Occident", (qu'il serait plus judicieux, nous le verrons, de définir comme civilisation euro-atlantique). Si traditionnellement la Chine et l'Inde ne s'étaient guère montrées expansives, l'Islam et l'Occident, en revanche, avaient visé de manière différente à l'universalité et persistaient en ce sens à la fin du XX° siècle. Alors que les promoteurs de l'islamisme radical en plein réveil promettaient l'islamisation du monde entier comme concrétisation d'un dessein divin, les Occidentaux voyaient dans la diffusion mondiale des techniques et des valeurs portées par leur propre culture l'aboutissement d'une sorte d'émancipation du genre humain.

 

Cette dernière prétention ne manquait pas d'arguments au vu de l'histoire de ce système culturel. Né dans l'espace méditerranéen à la fin du dernier millénaire avant notre ère, il avait affirmé dès ses origines l'autonomie de l'individu, concept de la pensée grecque antique repris et porté par le christianisme (qu'on peut considérer comme un syncrétisme entre le monothéisme juif et l'hellénisme). Après une longue maturation, cette vision de l'homme et du monde s'était affirmée avec éclat à partir du XV° siècle, créant en quelques décennies les bases d'une expansion planétaire et remettant en cause les explications de nature religieuse au profit de l'appel à la rationalité. En promouvant la créativité individuelle et en affirmant l'autonomie du sujet, l'Occident allait inventer à la fois le capitalisme et la démocratie, mettant en forme leurs principes dans les Déclarations des droits de la fin du XVIII° siècle et posant d'emblée leur universalité.

Il faut dire que depuis 1500, la quasi totalité des progrès techniques et le développement des connaissances scientifiques à l'échelle mondiale étaient le fait de la civilisation occidentale. Celle-ci allait donc finalement être perçue par ses concepteurs comme un modèle indépassable propre à unifier l'humanité en disqualifiant les autres systèmes culturels, voués à une occidentalisation incontournable. Cette conviction imprègne au XIX° siècle les entreprises coloniales qui instaurent une hégémonie des puissances européennes sur une grande partie de la planète. Au point que les conflits internes entre Occidentaux dans la première moitié du XX° siècle se transforment aussitôt en guerres mondiales.

 

Ce sont ces dernières qui compromettent la prépondérance géopolitique de la civilisation occidentale, devenue euro-atlantique quand son prolongement nord-américain, les Etats-Unis, s'affirme comme la plus grande puissance mondiale, marginalisant ainsi les fondateurs européens. Ce déclin coïncide avec le réveil des autres systèmes culturels, dépréciés depuis deux siècle par l'efficacité occidentale, regain qui se réfère à leur passé propre, mais prend des formes différentes. Si l'Inde et le monde musulman régresse en basculant dans l'obscurantisme religieux, il n'en va pas de même de la Chine. Celle-ci s'engage, après trois décennies d'une idéocratie aventureuse qui a eu au moins le mérite de restaurer l'état et le prestige du vieil empire, dans la voie qu'avait déjà suivie un siècle plus tôt un élément périphérique de l'aire culturelle chinoise : le Japon. Elle consiste à emprunter à l'Occident ses méthodes et ses techniques gages de son efficacité, mais sans répudier ses propres racines. L'essor chinois du début du XXI° siècle repose sur ce mariage entre les techno-sciences (où l'intelligence chinoise excelle déjà) et la reconstruction modernisée de l'état centralisé où, sous la direction d'une autorité suprême personnalisée, une oligarchie cooptée administre la société, jadis la classe des lettrés, aujourd'hui le parti communiste.

On se retrouve alors dans une perspective huntingtonienne : le choc entre deux conceptions du devenir de l'humanité, l'universalisme libéral de l'Occident exaltant l'autonomie de l'individu contre la suprématie du collectif organisée par la toute-puissance étatique.

 

En ce début de siècle, les Occidentaux apparaissent perdants, victimes du simplisme complaisant d'une diplomatie américaine qui n'a jamais brillé par sa subtilité et qui a cru naïvement qu'un modèle culturel s'exporte comme un produit marchand. On vient d'en voir les effets en Afghanistan... Dans le bras de fer qui s'annonce entre l'Occident et la Chine, il va falloir se montrer plus modeste. Le modèle occidental de l'individualisme libéral garde un grand pouvoir de séduction auprès de ces classes moyennes urbaines que génèrent les transformations économiques. mais l'ampleur des problèmes qui s'annoncent avec le dérèglement climatique exige des mesures que seul (hélas!) un pouvoir autoritaire est capable d'imposer. Nul n'est en état d'anticiper l'avenir et le temps des idéologies prédictives est passé. Peut-on rêver d'opposer au choc des civilisations un effort de synthèse qui retiendrait de chaque modèle culturel ce qu'il a produit de meilleur et qui a effectivement valeur universelle?

jeudi 12 août 2021

Etranges rebelles.

 

 

Etranges rebelles.

 

Ainsi, nous voyons chaque samedi des manifestations récurrentes, à l'image des gilets jaunes de 2019. Cette fois, elles contestent la mise en place du passe-sanitaire attestant la vaccination anti-covid. Du moins, c'est le prétexte avancé car il est difficile de se retrouver dans ces rassemblements hétéroclites, où l'insoumis fidèle à Mélenchon côtoie le nationaliste d'extrême-droite et le libertaire intransigeant le catholique traditionaliste irréductiblement hostile au mariage homosexuel.

Tous n'ont qu'un mot qui les rallie : "liberté"! On peut s'interroger sur le sens qu'il recouvre selon les convictions de celui qui le clame, mais il a en commun d'affirmer la prédominance absolue de l'autonomie individuelle sur les exigences de la vie sociale et les contraintes du collectif. On ne me commande pas, je fais ce que je veux faire, on ne m'impose aucune obligation. Certaines pancartes sont éloquentes : "On n'introduira jamais dans mon corps un liquide étranger". Le farouche inflexible qui la brandit doit certainement s'interdire de boire un whisky ou une vodka...

Surtout, à bien considérer les choses, refuser le passe-sanitaire, document nécessairement provisoire puisque lié à la pandémie, revient à contester tout ce qui vient  s'opposer de manière obligée au libre exercice de l'autonomie individuelle : le permis de conduire, la limitation des vitesses routières, l'interdiction de fumer dans les lieux publics, la liste serait longue... Toute astreinte émanant de l'autorité publique annonce la dictature. A regarder les affirmations brandies, à voir les références aux totalitarismes du XX° siècle dont on mesure l'indécence, on se dit nécessairement que nos manifestants ont une bien faible idée de ce qu'est réellement un régime dictatorial. D'ailleurs, si c'était le cas, ils ne seraient certainement pas là à gesticuler dans la rue et ils auraient déjà appris ce qu'est une vraie répression policière...

 

Tout cela est étrange et l'on devine qu'il s'y dissimule d'autres motivations. Quelques pancartes, quelques clameurs éclairent : le dénominateur commun de ces rassemblements disparates est en réalité la haine (le mot n'est pas trop fort) du président Macron.

Qu'a-t-il donc fait pour justifier une telle détestation? On se le demande. Il avait certes en début de mandat entrepris des réformes de fond qui heurtaient les conservatismes et bousculaient certains intérêts vite qualifiés d'acquis, mais l'irruption de la pandémie avait fait suspendre, du moins provisoirement, toute entreprise politique au profit des mesures sanitaires. Et là aussi, face à des occurrences imprévisibles et à des décisions d'urgence, le gouvernement en place, si l'on en croit les observateurs étrangers, ne s'était pas si mal débrouillé, au moins aussi bien que chez nos voisins où certains avaient un peu prématurément crié victoire! Alors, quel travers justifie une telle exécration?

Il est difficile d'y répondre car on sort là du politique pour entrer dans le mental. Hors les politiciens de divers bords dont l'unique objectif est de ravir la place, les détracteurs de Macron obéissent à une sorte de pulsion qui rappelle le réflexe infantile qui, à l'école, conduit la masse des médiocres à détester les bons élèves et spécialement les "premiers de la classe". Ils sont révulsés par cet homme jeune, dynamique, résolu, ne reculant pas devant le franc-parler et l'accusent d'arrogance, d'autoritarisme et d'aspiration à la dictature..

 

Là est peut-être un début d'explication moins subjectif. Des décennies d'approche sociétale ultralibérale ont induit un individualisme libertaire qui en est arrivé à récuser toute autorité, y compris celle qui se fonde sur le crédit de la science. Non seulement on ne me commande pas, mais on ne cherche pas à m'endoctriner et je me fais mon opinion moi-même. Le problème est de savoir sur quelle base. Quand une manifestante explique à un journaliste qu'elle a tout compris, que le Covid a été créé pour diminuer la population et les vaccins pour enrichir les groupes pharmaceutiques, on mesure l'étendue de la régression. Cette défiance généralisée à l'égard de toute compétence soupçonnée d'attenter à sa souveraineté personnelle aboutit à des comportements puérils.

Rassurons-nous néanmoins. Ces étranges rebelles, ces contestataires bruyants ne sont qu'une poignée que l'ampleur de leurs contradictions interdit de devenir une force. Hormis les extrémistes prêts à tout pour glaner des voix, les opposants politiques à Macron ne veulent pas se compromettre avec ces agités.

Il serait intéressant et instructif (par exemple) de demander à un catholique traditionaliste qui crie à la défense de la liberté s'il intègre à cette belle proclamation celle de la liberté d'avorter...

mardi 29 juin 2021

Le dilemme de la gauche.

 

Le dilemme de la gauche.

 

La crise sanitaire a peut-être joué un rôle d'accélérateur, mais une certaine unanimité se fait autour de l'idée que nous sommes à un tournant capital : les changements climatiques qui s'annoncent obligent à une profonde révision de nos modes de fonctionnement et il va falloir prendre d'urgence des mesures drastiques si nous voulons éviter d'affronter des problèmes qui pourraient à terme menacer l'existence même de l'humanité. Cette prise de conscience s'accompagne d'une audience accrue de l'écologie politique et, contrairement à une idée communément admise, cette occurrence interpelle une pensée de gauche déjà en crise suite à l'échec, à la fin du XX° siècle, des entreprises qui s'étaient voulues l'application des modèles socialistes conçus un siècle plus tôt.

 

Depuis ses origines au XVIII° siècle, la pensée de gauche se confond avec l'idée de progrès (au point qu'on a parlé à son propos de progressisme). Cette démarche s'est d'abord voulue politique et s'est située dans le sens de l'avènement de la démocratie libérale représentative. Puis, au XIX° siècle, face aux bouleversements sociaux générés par la révolution industrielle, elle s'est engagée en faveur de l'émancipation des couches populaires et de l'amélioration de leur sort. Elle s'est donc centrée sur l'élévation du niveau de vie, ce qui revient à offrir de meilleures conditions matérielles et des moyens d'accéder à une condition sociale satisfaisante, ce qu'on traduit aujourd'hui par progression du pouvoir d'achat et, donc, de possibilité de consommer.

Si, dans cette perspective, les gauches révolutionnaires ont échoué, celles qui s'inséraient dans le fonctionnement des démocraties libérales (les social-démocraties) ont incontestablement réussi en permettant l'accession d'une large fraction du prolétariat à ce statut social qualifié au XIX° siècle de "petit-bourgeois" et que nous nommons aujourd'hui "classes moyennes". Mais cette réussite s'est opérée sur la base du développement conjugué d'un système productiviste abaissant les coûts et d'une société largement consumériste. Or, ce sont précisément ces options que dénonce aujourd'hui l'écologie et c'est leur remise en cause qui est le fondement de son projet. Il faut donc constater qu'il y a contradiction radicale entre ce qui a été le programme séculaire de la gauche et les mesures que prône l'écologie face aux menaces qui se précisent.

 

Il faut en effet considérer lucidement que les changements dont les écologistes disent l'urgence mettent un terme au progrès considéré comme l'amélioration constante des conditions matérielles. L'enchérissement inévitable du prix de l'énergie, celui des produits agricoles suite à l'abandon des méthodes intensives, le coup d'arrêt donné à la consommation sans frein pénalisent nécessairement les catégories sociales que la politique de gauche avait sorties de la nécessité jusqu'à leur faire accéder à la relative aisance propre aux couches favorisées. Aussi, derrière les convergences circonstancielles auxquelles nous venons d'assister durant la dernière période électorale, se cachent bien des non-dits et des contradictions. A y regarder de près, on constate même que les mesures écologiques ne peuvent que s'opposer à un programme de gauche et braquer par là-même son électorat populaire. C'est une mesure écologique (une taxation des carburants) qui a déclenché en 2018 le mouvement des "gilets-jaunes". Qu'en serait-il d'une augmentation des denrées de base, du prix des transports, de l'exigence de l'isolation des habitats, de l'envol du coût de l'énergie? Certes, on pourrait imaginer une aide de l'Etat, comme on l'a vu face à la pandémie, mais elle aurait nécessairement ses limites et finirait toujours par engendrer un alourdissement fiscal.

 

On mesure face à ces perspectives le dilemme de la gauche. Indissolublement liée à l'idée de progrès, elle voit celle-ci radicalement reconsidérée et son assimilation  à l'accroissement du bien-être matériel remise en cause face aux menaces que les changements climatiques et l'épuisement prévisible des ressources non-renouvelables  font peser. C'est une révolution copernicienne qu'il lui faut accomplir mais, du même coup, elle risque d'être interprétée dans les couches populaires qui lui faisaient confiance comme une trahison. Et ce bouleversement existentiel survient au lendemain même des échecs des gouvernements qui se disaient socialistes.

En fait, dans ce réexamen global, il va falloir prendre en compte les transformations accélérées du monde qui rendent caduques les modèles et les projections du XIX° siècle auxquels la pensée de gauche s'était référée. Que signifie la lutte des classes définie par le marxisme dans une société où triomphe l'individualisme, où les regroupements communautaires se substituent à la conscience de classe, où la vraie fracture est fondée sur la connaissance et différencie les sur-instruits maîtrisant les questions des sous-éduqués prompts à croire les explications simplistes et les promesses inconsidérées des démagogues populistes? Comment concilier l'idée de progrès et les impératifs écologiques qui appellent, non au toujours plus, mais à une sobriété consentie que les moins favorisés considéreront nécessairement comme une paupérisation?

La démarche n'est sans doute pas impossible, mais le chemin apparaît escarpé! Au fond, la base de l'idée de progrès telle que la pensée de gauche l'a énoncée en se constituant reste peut-être l'optimisme, une confiance dans l'homme et ses capacités à dépasser les problèmes.

Reste à l'interpréter et à le faire admettre après des siècles de similitude entre progrès humain et élévation du niveau de vie. Cela prendra nécessairement du temps.